mardi 21 avril 2015

6 - Une folie d'amour

La pucelle est laide de visage. Le soldat ne semble pas très regardant sur l'éclat de ses conquêtes : sous le soleil de juin toutes les filles ont de la poitrine et les robes légères sont des invites pour tout ce qui porte moustaches et baïonnette. Les fruits ont mûri à temps, le loup rôde, la laide Suzon est loin d'être gourde. Eugène, après l'horreur des tranchées a l'oeil indulgent pour tout ce qui ressemble à une femme. En permission depuis peu, se perdre dans la volupté, chercher la douceur féminine lui est un devoir, un acte de rébellion contre les obus, la terreur, la mitraille, là-bas...

Bientôt l'humble Suzon tombe dans les bras du poilu. Demain il sera peut-être mort. Après la boucherie des combats, le feu de la chair. L'étreinte est bestiale, profonde, belle et désespérée. Les amants se roulent dans la paille, ivres de vin blanc et d'amour. Les coeurs se révèlent, les corps exultent, les têtes tournent, on se fait des serments fous...

Les bruits de la guerre sont loin.

Le corps apaisé, Suzon se sent belle. Son soldat est son "premier". Eugène lisse ses moustaches en caressant le menton de la coquine, l'humeur mélancolique, le geste attentionné, l'air tendre et gaillard. Mais l'amour, le vrai, l'inattendu, le fou, l'aveugle, le déconcertant, a surpris la Suzon. Elle l'herbe sauvage, lui le soldat brisé. Demain déjà, il lui faudra retourner au combat. Que faire ?

Il n'y a rien à faire. Les tranchées ont déjà broyé l'âme d'Eugène. Sous ses jolies moustaches, c'est une épave. Demain il exposera son corps au fer et au feu "pour la France". Demain il sera mort, c'est décidé ! Cette étreinte était son dernier hommage rendu à la vie, sa dernière volonté avant d'en finir. Demain il se laissera ensevelir par la boue de Verdun en hurlant son désespoir. Eugène n'aime pas la guerre, n'aime pas le drapeau, n'aime pas cet enfer patriotique qui l'a déjà tué en dedans.

Ils se sont quittés sur un dernier baiser, elle l'herbe sauvage, lui le soldat brisé...

Quatre-vingts années se sont écoulées depuis. A presque cent ans la Suzon est encore plus laide qu'à vingt ans : grabataire, ridée, effrayante, complètement démente. Elle ne s'est jamais mariée. Dans l'hospice qu'elle hante depuis si longtemps, plus personne ne l'entend quand de sa bouche édentée elle murmure entre des sanglots de moribonde, le regard affligé, la main tremblante, la voix inaudible :

- "Eugène, il s'appelait Eugène et j'l'aimais c't'homme-là... L'tranchée l'a pris mon Eugêne... Il m'a aimée avant d'partir et moi j'l'aimais aussi, d'tout mon coeur... D'tout mon coeur mon Eugène..."

VOIR LA VIDEO :

https://www.youtube.com/watch?v=iHg7JG9tX1M&feature=youtu.be

http://www.dailymotion.com/video/x2l52zh_une-folie-d-amour-raphael-zacharie-de-izarra_school

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L'auteur du blog

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J'ai embrassé tous les aspects du monde, du gouffre le plus bas au sommet le plus glorieux, de l'anodin au sublime, de la bête au divin, du simple caillou à qui j'ai donné la parole jusqu'au fracas galactique que j'ai réduit au silence devant un battement d'aile. Je suis parti du microcosme pour me hisser jusqu'aux astres, sans omettre de poser mon regard à hauteur de vos boutons de chemise. J'ai exploré les vices les plus baroques autant que les vertus les moins partagées, je suis allé sonder les petits ruisseaux mentaux de mes frères humains mais aussi les fleuves nocturnes de mes chats énigmatiques. Je suis allé chercher le feu olympien à droite et à gauche, m'attardant à l'occasion sur mes doigts de pied. J'ai fait tout un fromage de vos mesquineries de mortels, une montagne de mots des fumées de ce siècle, un pâté de sable de vos trésors. L'amour, la laideur, la solitude, la vie, la mort, les rêves, l'excrément, le houblon, la pourriture, l'insignifiance, les poubelles de mon voisin, le plaisir, le vinaigre, la douleur, la mer : tout a été abordé. J'ai embrassé l'Univers d'un regard à la fois grave et loufoque, limpide et fulgurant, lucide et léger, aérien et "enclumier".